Mon parcours avec Serge Gilles  

Le Parti Fusion des Sociaux-Démocrates Haïtiens a décidé de décréter le mois de février 2024 « Mois Serge Gilles » et d’y consacrer un numéro spécial de sa revue « Choublak ». Le Parti a sollicité de la plupart de ceux qui ont côtoyé de près le camarade Serge de témoigner de leur parcours avec lui.

Je me réjouis d’avoir passé près de quarante ans de ma vie en compagnie de Serge, en tant que militant social-démocrate, son directeur de campagne au Sénat, dans le département du Centre en 1987 et 1990, l’un de ses médecins personnels, et ami de la famille. Nous étions si proches que ma mère, de regrettée mémoire, le considérait comme l’un de mes substituts paternels. C’est donc un honneur et un plaisir d’y participer.

Je ne prétends nullement faire œuvre d’historien. Je souhaite seulement, en toute simplicité, partager avec les camarades, au gré de mes souvenirs, quelques moments marquants, quelques souvenirs que je garde de celui que je considère comme le plus important de mes mentors en politique !

Dois-je, d’entrée de jeu, affirmer queSerge était un politique, avant d’être un politicien… La différence, pour moi, est de taille ! 

Le parcours

La rencontre avec Serge et Betty

Lorsque j’ai intégré l’IFOPADA (Inyon Fòs Patriyotik ak Demokratik Ayisyen) au début des années 80, je l’entendais désigner par son nom de clandestinité en Haïti. J’allais rencontrer Serge pour la première fois lors de mon premier séjour d’études en France. 

Le jour même de mon arrivée, un samedi soir, il m’annonçait, calmement, comme si de rien n’était : « Tu as rendez-vous au Quay d’Orsay lundi matin ! » Imaginez ma surprise ! Premier séjour en France, et un rendez-vous à la Chancellerie Française 48 heures plus tard, avant même que j’aie le temps de m’acclimater et de retrouver mes marques dans mon nouvel environnement.

Serge m’expliqua que je n’avais pas le choix, qu’il n’avait pas le choix non plus. Trois mois plus tôt, des amis de l’opposition anti-duvaliériste, non membres de l’IFOPADA, avaient été arrêtés dans le cadre de « l’Affaire Lainé ». Il me fit comprendre, sans grande difficulté, que, vivant en France depuis près de 25 ans, mon témoignage, pèserait plus dans la balance que le sien, parce que je venais tout juste de rentrer d’Haïti. 

Pendant cette rencontre du Quai d’Orsay, la décision fut prise de déléguer en Haïti, auprès du gouvernement de Duvalier, dans les plus brefs délais, la « Mission Rostoker », du nom d’un haut fonctionnaire du Quay d’Orsay. A leur sortie de prison, plusieurs mois plus tard, mes amis m’ont informé du changement radical de leurs conditions de détention avant même l’arrivée de cette mission…

Pendant ce séjour d’études, je logeai au Foyer International de Massy, à moins de 15 minutes à pied du Foyer International de la Cimade, que Serge a dirigé pendant de nombreuses années avant son retour en Haïti. Issue de la mouvance protestante française, Faut-il rappeler que la Cimade, créée en 1939, s’est donné pour mission « de manifester une solidarité active avec les personnes opprimées et exploitées. Elle défend la dignité et les droits des personnes réfugiées et migrantes, quelles que soient leurs origines, leurs opinions politiques ou leurs convictions. »

Chaque fois que mon emploi du temps me le permettait – et, croyez-moi, je faisais tout pour me créer du temps – j’allais passer le week-end à la résidence de Serge et Betty, au Foyer International de la Cimade. C’était l’occasion de longs et interminables échanges, qui se prenaient fin au petit matin, et qui reprenaient au petit-déjeuner. Des nuits de veille où passait tout : les analyses pointues de la conjoncture politique en Haïti, les considérations géopolitiques dans le monde, particulièrement les évolutions politiques en Afrique et en Amérique Latine. Le Foyer International de la Cimade accueillait de nombreux réfugiés non seulement d’Haïti, mais aussi d’Afrique et de l’Amérique Latine. Nombre de ces réfugiés deviendront des figures marquantes de la politique de leur pays dans la mouvance du retour à la démocratie…

Une anecdote, en passant : chaque fois que j’arrivais chez Serge. Il faisait venir au salon deux verres et au moins une bouteille de « tranpe » d’Haïti. Je m’en régalais, bien évidemment, sans faire attention… C’est au retour de Serge en Haïti que j’ai appris qu’il ne buvait pas d’alcool ! Le malin !

Nous étions en 1985… Des signes d’essoufflement du régime des Duvalier devenaient de plus en plus évidents… février 1986, Duvalier partait pour l’exil… en France…

Le retour et la première visite à Maïssade

Serge et Betty rentrèrent en Haïti dans les premières semaines qui ont suivi le départ de Duvalier, accompagnés d’amis de la Cimade, et de nombreux amis de ce que nous appelons ici la « société civile » et de la classe politique françaises, particulièrement du Parti Socialiste Français dont ils étaient très proches.

Médecin dans le Plateau Central, à Thomonde, depuis 1983, j’eus donc le plaisir d’accompagner les amis et leur suite jusqu’à Maïssade, ville natale de Serge.

L’accueil fut chaleureux. A Hinche, Serge avait retrouvé, en plus de ses parents proches et éloignés, des anciens condisciples du Lycée Dumarsais Estimé où il avait été Moniteur d’éducation physique avant son départ comme boursier de l’État, qui allait se transformer en un exil de plus de deux décennies. Il avait aussi retrouvé des anciens clients de son salon de coiffure, pour ne citer que cela…

A Maïssade, je me rappelle, dans la liesse de l’accueil du retour, avoir vu des gens essuyer des larmes…

La formation du Parti National Progressiste Révolutionnaire Haïtien (PANPRA)

Quelques mois après le retour de Serge en Haïti, des divergences profondes surgirent au niveau du Directoire de l’IFOPADA, portant sur la ligne à suivre par le parti après le départ de Duvalier. Certains croyaient dur comme fer que le parti devait garder une branche dans la clandestinité. Je me rappelle que la position de Serge et de la plupart des camarades était claire, sans dogmatisme : « Ceux qui sortent de la clandestinité et qui optent publiquement pour la lutte démocratique, ne peuvent plus y retourner ! ». 

Je me rappelle aussi qu’il n’y eut ni récriminations, ni tension. La décision fut donc prise de créer une nouvelle structure politique de tendance social-démocrate. De Thomonde, j’ai suivi la conférence de presse annonçant la création du nouveau parti, le PANPRA.

La Fondation Jean François Exavier

Serge ne cessait de répéter qu’une organisation politique se devait de disposer d’un « bras social », dont la vocation devait être d’apporter des réponses concrètes à des problèmes nationaux.

A la chute des Duvalier, de nombreux haïtiens de la diaspora ont décidé de rentrer au pays. Serge, ancien réfugié lui-même, et ses proches, décidèrent, sur la base d’une analyse des conditions de ce retour, et fort de son expérience d’ancien militant de la Cimade et d’ancien Directeur du Foyer International de la Cimade à Massy (banlieue Sud de Paris), contribua à la création d’une structure de réinsertion des rapatriés en Haïti.

Plus tard, cette structure deviendra la « Fondation Jean-François Exavier », du nom d’un ancien réfugié haïtien en République Dominicaine, membre du PANPRA, rentré au pays et décédé quelques années plus tard. La Fondation Jean François Exavier, s’est non seulement investi dans la réinsertion des rapatriés, mais également dans le développement en général. Je garde le souvenir des réunions au Centre de Maseillan, dans le Sud, ou encore des ateliers de fabrication de tuiles…

La période Blòk Inité Patriyotik

Serge Gilles était un rassembleur.

Déjà l’IFOPADA était un rassemblement (Union des Forces Patriotiques et Démocratiques Haïtiennes). Dès son retour en Haïti, Serge prit le temps de faire le tour de pratiquement toutes les organisations politiques du présent et du passé récent d’Haïti, et des organisations de la société civile. En effet, des figures charismatiques de la politique haïtienne sont rentrés d’exil ou ont pu enfin s’exprimer au grand jour : Daniel Fignolé du Mouvement Ouvrier Paysan (MOP), Louis Déjoie II, du Parti Agricole et Industriel National (PAIN), Lesly Manigat du Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes (RDNP), Thomas Désulmé, du Parti National du Travail (PNT), ou encore Sylvio Claude, Grégoire Eugène, pour ne citer que ceux-là….

Son objectif : contribuer à la construction du front le plus large possible contre toute éventualité d’un retour à la dictature.

Beaucoup de gens se souviennent encore de la période du « rache manyõk par les élections »

Je prenais plaisir à écouter sur les ondes de plusieurs stations de radio ces communiqués qui se terminaient invariablement par : « Serge Gilles, BIP ! ». Suivez mon regard…

Les élections de 1987

Après ce que l’on peut considérer comme un véritable bras de fer entre la population et le Conseil National de Gouvernement (CNG), celui-ci se « résignera » à organiser des élections en novembre 1987, Nous connaissons tous la suite de cette aventure…

Emballé dans sa campagne électorale pour un siège de Sénateur dans le Département du Centre, Serge s’inscrivit sur la liste électorale le dernier jour au bureau principal de la commune de Thomonde.

Je l’attendais donc le 28 novembre pour que nous allions voter ensemble le 29 novembre. A la tombée de la nuit, Serge était encore en route…

Un couvre-feu fut déclaré à Thomonde à 7 heures du soir. Quelques minutes plus tard, une militante du Parti vint m’annoncer qu’un bataillon tactique des Casernes Dessalines venait d’être déployé dans la ville. Plutôt de mauvais augure… Serge arriva chez moi après 21 heures. Tranquillement. Je lui fis part immédiatement de la situation. Il n’en parut absolument pas troublé. Il s’installa avec sa suite et dégusta, apparemment satisfait, l’excellent repas que l’équipe locale lui avait préparé.

Un peu avant minuit, Serge m’annonça qu’il devait impérativement se rendre à Hinche pour des ultimes directives á l’équipe locale de campagne, et qu’il reviendrait la nuit même, pour accomplir son devoir civique à Thomonde. Vous imaginez ma surprise… Je passai donc la nuit à attendre, jusqu`à ce que je sois dérangé aux environs de 7 heures du matin par des coups de feu dans la rue où j’habitais… Ma maison était encerclée quelques secondes plus tard…

 Le Congrès du Parti National Progressiste Révolutionnaire (PANPRA) de 1989 et l’Alliance Nationale pour le Développement et le Progrès (ANDP) : Un choix stratégique 

L’échec des élections de novembre 1987 ne mit pas un cran d’arrêt à la ferveur populaire et à la lutte démocratique du peuple haïtien.

Les élections étant incontournables, les directoires des différentes organisations politiques et organisations civiles se remirent vite au travail et le paysage politique se recomposa, entre autres, avec la formation de l’Alliance Nationale pour la Démocratie et le Progrès.

L’organisation du Premier Congrès du PANPRA en avril 1989 fut un moment fort de cette période, dont nous nous souvenons tous…

Les élections de décembre 1990 

Nous en connaissons tous l’histoire. Je veux rappeler ici que l’ANDP devint la deuxième force politique du pays, avec 17 élus au Parlement, nos devanciers en ayant 27.

Notre contribution fut importante avec, pour la première fois dans l’histoire récente de notre pays, l’apparition d’un « Bloc parlementaire Socialiste » au niveau de l’Assemblée Nationale. Cette avancée semble devoir durer, car dans toutes les législatures qui ont suivi la 45ème, la tendance s’est maintenue…

Les années 2000 et la formation de la « Fusion »

Je laisserai à d’autres le soin de revenir sur cette période. Il y en aurait trop à dire dans le cadre d’un simple article de remémoration de la vie d’un camarade.

Courageusement, et patiemment avec les camarades, Serge a travaillé à la formation du « Parti Fusion des Sociaux-Démocrates Haïtiens ».

Je me rappelle encore nos blagues sur la métaphore de la limonade ! Et j’en ris encore !

L’héritage

Il ne passe pas une journée sans que j’aie à penser à une formule, une image, une expression de Serge. Pour lui, le choix de la démocratie entraînait des exigences politiques et éthiques.  Je veux signaler ici celles qui me reviennent le plus souvent. Peut-être que certaines ne sont pas de son cru. Il les a alors adoptées au point de les faire siennes.

Le dialogue et la concertation

De l’IFOPADA à la FUSION, en passant par le Blòk Inite Patriyotik, le Comité d’Entente Démocratique, l’Alliance Nationale pour la Démocratie et le Progrès, l’Espace de Concertation, etc, Serge a toujours promu et tenté de rassembler les forces de progrès, seule voie pour bâtir une nouvelle Haïti.

Il n’y a pas de questions indiscrètes

Conscient de la valeur de la parole dans les relations humaines en général, mais aussi dans la pratique politique, Serge répétait souvent :

« On est maître de ce que l’on pas dit, et esclave de ce que l’on a dit. »

Et dans le prolongement de cette même idée :

« Il n’y a pas de questions indiscrètes. Seules les réponses peuvent l’être. »

Combien sont-ils aujourd’hui à pouvoir revendiquer cette éthique dans leur prise de parole, publique ou privée ? J’espère que vous partagerez avec moi vos réponses…

« On ne peut faire de la politique qu’avec ce que l’on a »

Réaliste, Serge ne se faisait pas d’illusion sur notre situation de peuple. Le changement s’opèrera avec les ressources endogènes, celles dont nous disposons.

« Faire de la politique avec ce que nous avons », c’est compter sur notre sol, notre sous-sol, nos rivières, notre relief, notre climat, et surtout les jeunes, les femmes et les hommes du pays et de la diaspora, qui constituent notre principale richesse.

Le consensus suffisant

L’autoritarisme et l’unanimisme conduisent droit à la dictature, Au Directoire du Parti, ou dans les espaces de dialogue et de concertation, Serge recherchait et nous a appris à rechercher le consensus suffisant, tâche ardue dans notre société d’egos hypertrophiés.

Le Pacte de gouvernabilité

Je ne me rappelle plus à quel moment Serge a commencé à faire usage de ce concept dans pratiquement toutes ses prises de parole publiques

Le sujet est d’actualité plus que jamais.

Faire confiance

Serge a dû avoir croisé Alain Peyrefitte. Nous lisons dans Wikipedia, à l’article consacré à cet homme d’état français, proche du Général De Gaule :

« En 1995, Alain Peyrefitte publie un essai intitulé La Société de confiance, dans lequel il étudie les causes du développement et du sous-développement dans le monde, approfondissant ainsi une idée déjà abordée dans Le Mal français. Nombreux exemples à l’appui, il avance l’idée selon laquelle les principaux facteurs du développement et du sous-développement ne sont pas à rechercher dans certaines causes matérielles classiquement avancées telles que le climat ou les ressources naturelles, mais dans ce qu’il appelle le « tiers facteur immatériel », c’est-à-dire la culture, les mentalités. Plus précisément, le ressort du développement résiderait dans la constitution d’une société de confiance, confiance que l’État accorde à l’initiative individuelle, et surtout confiance que les individus accordent à l’État, se reconnaissent entre eux et se font à eux-mêmes. Ce serait notamment cet « éthos de confiance » qui, en bousculant des tabous traditionnels et en favorisant l’innovation, la  mobilité, la compétition, l’initiative rationnelle et responsable, aurait permis le développement de l’Europe occidentale ces derniers siècles. » 

Que l’on me pardonne cette longue citation. Je ne sais combien de fois j’ai entendu Serge répéter que nous ne pouvons rien construire sans faire confiance. Il faut faire confiance jusqu’à l’erreur. Il ajoutait « Mais persister dans l’erreur est diabolique ! » avec ce large sourire qui était le sien.

 Puisse la vie et l’engagement de Serge Gilles nous inspirer, et inspirer les générations montantes et à venir !

Dr. Jean Hugues HENRYS

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