Depuis que le concept de lutte contre la corruption a été popularisé par les principales institutions financières de Bretton-Woods (Banque Mondiale, FMI, ..) notamment auprès des pays en développement en vue d’une perspective d’amélioration de la gestion des affaires publiques à la fin des années 80, les scandales et risques permanents liés à la corruption, les uns plus emblématiques que les autres, sont souvent mis en évidence au grand public. Les paiements illicites, les pots-de-vin, les trafics d’influence sont parmi les diverses formes de corruption dont les acteurs politiques et bureaucrates usent souvent dans l’exercice de leur fonction. Ces acteurs politiques et bureaucrates sous l’influence d’autres acteurs économiques pratiquent ce qu’on appelle une captation de l’État.
Haïti, en proie à une crise multidimensionnelle, est depuis longtemps confrontée au fléau de la corruption. Ce phénomène, qui gangrène les institutions et freine le développement du pays, a pris une nouvelle dimension avec l’essor des réseaux sociaux. Comment les plateformes numériques amplifient l’exposition de ces pratiques des Hauts responsables publics dans un État, assimilé à une institution en faillite, est capté par ces derniers dans le souci de tirer des avantages individuels au détriment du collectif ou à un coût social exorbitant ?
Cet article, par une mise en contexte du terme de captation de l’État, examine l’impact des plateformes numériques notamment les réseaux sociaux sur le trafic d’influence des politiques et bureaucrates en Haïti. Il met un accent particulier sur le scandale de l’affaire du président du conseil d’administration de la Banque nationale de crédit (BNC) impliquant trois (3) Conseillers du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) émanant de l’accord du 3 avril 2024 dénommé « Accord politique pour une transition pacifique et ordonnée ». Il montre comment les plateformes numériques ont modifié les rapports de force entre les acteurs politiques, les citoyens et les médias, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour la lutte contre la corruption bien que celui-ci fait ressortir sa limite à un changement réel.
L’État capté, c’est quoi ?
Le terme captation de l’État est vu comme une nouvelle facette de la corruption au sein des pays en développement où des forces économiques puissantes (appelés aussi oligarques chez nous) entreprennent des actions pour façonner les lois, politiques et réglementations en leur faveur par des pratiques de soudoiement des responsables publics (Hellman & Kaufmann, 2001). Par l’utilisation du trafic d’influence, ces pratiques des entrepreneurs cherchent à bloquer toute démarche de réforme politique qui pourrait faire disparaître leurs bénéfices, ce qui fait qu’Hellman assimile la captation de l’État, à la fois comme un symptôme et une cause fondamentale de mauvaise gouvernance. Les réformes politiques et institutionnelles susceptibles de favoriser une bonne gouvernance sont donc prises en otage à la suite d’ententes frauduleuses entre les entreprises et les responsables publics pour qui la préservation d’une éthique abusive et indigne de gestion rapporte beaucoup. Il est vrai que ce terme met en relation les acteurs publics et ceux du secteur privé en général, toutefois il est tout aussi applicable au contexte haïtien dans lequel nous souhaitons l’évoquer, à savoir l’affaire de la BNC. À noter dans le cas spécifique de ce scandale, il s’agit du processus inverse où ce sont les autorités publiques, en l’occurrence des Conseillers-Présidents, qui réclament des pots-de-vin auprès des dirigeants d’entreprises commerciales publiques pour garder leurs postes.
Les réseaux sociaux, au cœur d’une exposition croissante des phénomènes de corruption !
En Haïti, comme dans de nombreux pays en développement, l’essor des réseaux sociaux à la suite de l’adoption massive du mobile au cours de ces deux dernières décennies a modifié les dynamiques sociales, économiques et politiques. En dépit de la dégradation de la qualité des services offerts par les principaux fournisseurs d’accès et du manque de concurrence, l’accès à des plateformes numériques comme Meta (Facebook, WhatsApp, Instagram ,..), Google (YouTube, moteur de recherche, ..) et X (ancien Twitter) a permis de déboucher sur une certaine démocratisation de l’information, permettant aux citoyens de s’exprimer et de dénoncer les abus de pouvoir. Toutefois, cette démocratisation de l’information s’accompagne de nouveaux défis, notamment la propagation de fausses informations et de l’utilisation des réseaux sociaux à des fins de manipulation politique.
Les réseaux sociaux sont devenus un outil puissant pour les acteurs de la société civile et les journalistes, leur permettant de contourner les médias traditionnels (qui ont aussi une présence numérique remarquée) souvent censurés ou contrôlés par certaines élites politiques ou des acteurs économiques. Des recherches démontrent que l’usage des réseaux sociaux pour dénoncer la corruption et les abus de pouvoir peut renforcer la transparence et la responsabilisation des dirigeants. Par exemple, en Inde, les réseaux sociaux ont joué un rôle crucial dans la révélation de scandales de corruption, conduisant à des réformes importantes (Rodrigues, 2014). De même, au Brésil ou au Nigeria, des plateformes comme Facebook et Twitter ont été utilisées pour mobiliser des manifestations massives contre la corruption politique (Abubakar et al., 2022).
En Haïti, cette tendance est illustrée par quelques cas où les réseaux sociaux ont permis de mettre en lumière des affaires de corruption. La plus emblématique de ces cas concerne la naissance du mouvement des « petrochallengers » en 2018 à la suite de la publication sur la plate-forme X du message intitulé « Kot kòb Petwo Karibe a? /Où est l’argent de PetroCaribe?». Ce mouvement a souligné le rôle crucial des plateformes numériques provoquant ainsi un réveil citoyen sans précédent (spontané) dans la mise en lumière des allégations de corruption et d’impunité au sein de l’appareil étatique en connivence avec de puissants acteurs économiques.
Le Cas de la Banque Nationale de Crédit (BNC)
En juillet 2024, un scandale éclate lorsque Raoul Pascal Pierre-Louis, président du Conseil d’administration de la BNC, accuse trois membres du CPT de tentative de corruption. Selon Pierre-Louis, les Conseillers-présidents Louis Gérald Gilles, Smith Augustin, et Emmanuel Vertilaire lui auraient exigé un paiement de 100 millions de gourdes pour conserver son poste. Ce scandale a pris une tournure sans précédent avec la publication de messages échangés, la publication des informations sur leurs rencontres et visites (domicile/hôtel de la capitale). La rapidité avec laquelle l’affaire a été rendue publique et la pression exercée sur les autorités témoignent de l’efficacité de propagation de ces outils.
Cependant, il est important de noter, à date, que les réactions politiques face à ce scandale ont été contrastées, certains acteurs cherchant à minimiser l’affaire (partisans et secteurs appuyant les Conseillers) tandis que d’autres de la société civile et du secteur politique notamment ont appelé à des enquêtes approfondies. Ce scandale au sein de cette entreprise publique impliquant des hautes autorités de l’État fait ressortir un phénomène de captation de l’État beaucoup plus profond et structurel pratiqué à travers le temps par ces dernières et auxquelles participent souvent les dirigeants de ces entreprises publiques. Les pratiques de détournement des ressources générées au sein des entreprises publiques par ces acteurs politiques et bureaucrates ont des effets néfastes sur la rentabilité de ces dernières. Les dirigeants de ces entreprises ont préféré concentrer leurs efforts dans le développement des tactiques de captation plutôt que de mettre l’emphase sur des mesures qui visent à améliorer le niveau de productivité et de compétitivité des entreprises. Il ne reste quasiment de place pour le développement de produits et services novateurs. Ces démarchent participent donc à une initiative plus structurelle d’affaiblissement des différents compartiments de l’État menant tout droit à la défaillance de sa capacité à fournir les biens et services publics essentiels à sa population en témoigne la dégradation de la situation sécuritaire globale du pays actuellement.
D’autant plus, pour Hellman, cette captation de l’État décourage toute nouvelle mobilisation de ressources au profit de l’investissement tant public que privé en excluant systématiquement la création et la participation des petites et moyennes entreprises dans le processus de création de richesse devant aider à un développement durable.
Bien qu’on voie que l’impact des réseaux sociaux sur la gouvernance et la société en Haïti est évident tout en exposant les abus de pouvoir et un plus grand appel à la responsabilité des dirigeants pour des réformes réelles, ces plateformes présentent aussi des risques non négligeables notamment en matière de propagation de fausses informations et d’absence de procédures légales formelles pour les contrer.
L’impact réel des évènements de mobilisation contre la corruption soutenue par les plateformes de médias sociaux fait ressortir une certaine limite, à défaut de parler tout simplement d’échec, en absence d’une véritable stratégie intégrée de renforcement institutionnel (contrôle interne, instance judiciaire décriée, ..) pour une lutte efficace contre la corruption.
En conclusion, les réseaux sociaux participent indéniablement à une nouvelle dynamique dans la lutte contre la corruption en Haïti en offrant aux citoyens de nouveaux outils pour dénoncer les abus et mobiliser l’opinion publique. Cependant, il est essentiel de rester vigilant face aux risques de manipulation et de désinformation. Pour renforcer l’efficacité de cette lutte, il est nécessaire de développer des mécanismes de contrôle plus robustes, de promouvoir une culture de la transparence et de renforcer l’indépendance de la justice.
Moïse Celicourt. Economiste – Spécialiste en gouvernance et gestion des technologies de l’information
Références:
- Ghonim, W. (2012). Revolution 2.0: Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir. États-Unis: Steinkis
- Journal, G. M. (s. d.). GMJAU – Social media’s impact on journalism : A study of media’s coverage of anti-corruption protests in India. Consulté 18 août 2024, à l’adresse https://www.hca.westernsydney.edu.au/gmjau/?p=802
- Abubakar Alfakoro, Y. S., Ismaila, I., & Abdul, H. (2022). Social Media and its Impact on Governance Building in Africa : The Nigeria Scenario.
- Haïti : 3 conseillers-présidents sur la sellette après avoir été éclaboussés dans un scandale de corruption. (s. d.). Consulté 18 août 2024, à l’adresse https://www.alterpresse.org/spip.php?article30728
- Charles, J. (2024, août 12). How a bank bribery scandal rocking Haiti threatens U.S.-backed transition to elections. Miami Herald. https://www.miamiherald.com/news/nation-world/world/americas/haiti/article290927264.html