Une constatation accablante

Depuis la chute de la dictature, malgré l’adoption de la Constitution de 1987, qui a institué un régime démocratique et pluraliste, Haïti peine encore à trouver sa voie vers l’instauration d’un système politique réellement démocratique, passage obligé pour refonder l’État, mettre en place une administration transparente et efficace au service de la population, faire fonctionner les institutions de manière harmonieuse.

  L’absence de tradition démocratique, la difficulté à constituer des partis politiques forts et bien implantés constituant l’expression politique des forces sociales, l’incapacité des acteurs politiques et sociaux à se mettre d’accord sur l’essentiel, la réticence des uns et des autres à organiser des élections libres, honnêtes et démocratiques l’ingérence de certaines puissances dans le jeu politique constituent autant de barrières évidentes sur le chemin de la bonne gouvernance.

     A cela il faut ajouter la corruption, le recul des valeurs morales dans notre société, le manque de constance des élus dans leur choix et leur appartenance politique, la tendance des Haïtiens à refuser l’application stricte de la règle de droit ; leur propension à préférer les petits arrangements et les compromissions au respect des règles du jeu qu’ils ont eux-mêmes établis. La liste pourrait être longue si on voulait énumérer toutes les causes qui enferment Haïti dans une spirale interminable d’échecs.

Comme conséquences de cet état de fait, depuis trente-trois (33) ans le pays va de crise en crise sans que l’on puisse voir le bout du tunnel. Les élections successives ont malheureusement amené au pouvoir des dirigeants qui ne comprennent pas ou ont du mal à accepter les règles élémentaires du système démocratique. Chaque petite concession faite pour tenter de débloquer une situation ou pour sortir d’une crise, en entraine d’autres plus importantes qui se révèlent être des solutions mort-nées.

      Les problèmes auxquels notre pays fait face aujourd’hui ne peuvent pas être réglés par des méthodes traditionnelles. Les tentatives de l’exécutif de jouer de son autorité pour s’imposer n’ont fait qu’envenimer la situation… Bref, une série de crises les unes plus importantes que les autres ont mis à mal nos institutions, affaiblissent l’autorité de l’État et donnent l’impression à la population qu’elle est à la dérive et que toute tentative de sortir de ces crises par des moyens institutionnels classiques, est illusoire.

     Malgré tout cela nous avons la certitude que Haïti n’a pas le monopole des crises. D’autres pays en ont connu et s’en sont tirés. L’Espagne après la mort du Général FRANCO, le Chili après la chute de Pinochet, la République dominicaine sous la présidence de Joaquim BALAGUER et le Panama après l’arrestation brutale du Général Président Antonio NORIEGA.  Il nous faut faire preuve d’imagination et pourquoi pas, appliquer ici des méthodes qui ont donné des résultats satisfaisants ailleurs, ou comme nous, ils ont opté pour la démocratie représentative, l’alternance et le pluralisme politiques, la liberté d’expression et de circulation, etc…

POUR REDONNER CONFIANCE ET GOUVERNER,

LA SIGNATURE D’UN PACTE POLITIQUE EST INDISPENSABLE

Face à un tel diagnostic et dans la mesure où les Haïtiens arrivent à se mettre d’accord sur le problème posé par ces crises à répétition, la seule solution est l’organisation d’un « chita tandé » réunissant les tenants du pouvoir exécutif avec l’ensemble des forces politiques représentatives (celles qui sont au Parlement et les autres ayant boycotté les dernières élections  dans le but de sortir de la malédiction des élections truquées et contestées) auxquelles on pourrait ajouter certains secteurs organisés de la société civile(secteur religieux, secteur privé des affaires -formelles et informelles- et les syndicats.

     Il ne s’agira pas d’une conférence nationale au sens où on l’a entendu dans certains pays d’Afrique qui sortaient de la dictature et encore moins d’une conférence nationale souveraine, comme le souhaitent certains qui veulent tout remettre en question. Il ne s’agira pas non plus d’un manuel du savoir vivre ensemble.

     Le Pacte de Gouvernabilité est une formule utilisée dans des pays où la tradition dictatoriale rendait difficile le processus de démocratisation. L’expérience a porté ses fruits dans des pays en Europe et en Amérique latine, comme nous l’avons déjà signalé. La situation qui prévaut en Haïti est tout à fait compatible avec une telle démarche.

    Le passage obligé pour s’engager dans cette voie est l’obtention d’un consensus aussi large que possible pour appuyer le choix de cette voie de sortie durable. Dans la mesure où un grand nombre des acteurs susmentionnés adhèrent à l’idée de signer un pacte pour rendre ce pays gouvernable, il faudra aussi s’assurer que les points qui feront l’objet d’accord seront contraignants et obligatoires pour tous sans exception. En fait le Pacte de Gouvernabilité sera une feuille de route qui s’imposera à tous les pouvoirs qui se succèderont dans les prochaines années.

     Il reste entendu que malgré la signature du Pacte il y aura toujours une majorité gouvernementale et une opposition. A l’occasion des joutes électorales, chaque acteur pourra choisir son camp et participer aux alternances à la tête de l’État.

Méthode possible de mise en place

Il importe maintenant de chercher à convaincre un maximum d’acteurs à adhérer à la démarche pour la signature dans un délai d’un à trois mois d’un Pacte de Gouvernabilité suffisamment consensuel et qui puisse être soutenu par le plus grand nombre. Il faut convaincre les uns et les autres qu’il ne peut pas s’agir d’un marché de dupes. Ce pacte ne devra pas être un papier de plus que certains utiliseront pour sortir d’un mauvais pas et que l’on s’empressera d’oublier une fois le calme revenu.

     Dans les plaidoyers à faire en faveur du Pacte, il faudra convaincre de la gravité de la situation, définir la problématique et déterminer les objectifs de l’opération. En quelques mots le problème réside dans le constat que tous font aujourd’hui:  nos pratiques politiques, notre façon d’appréhender le pouvoir, notre refus d’admettre la primauté du droit dans la gestion de nos relations, notre obstination à refuser l’organisation d’élections libres, notre incapacité à nous affranchir de la tutelle et de l’ingérence étrangères, notre tendance à laisser s’installer la corruption à tous les niveaux comme un mode normal de fonctionnement, notre refus de considérer le dialogue comme un mode privilégié de résolution des conflits.

Les choix de politiques publiques ne sont pas mentionnés ici. Même si l’on ne rentre pas dans les détails, le Pacte doit aussi fixer des engagements et des objectifs sur les grandes priorités du moment surtout en matière de reconstruction, de décentralisation, de réarmement moral et civique du peuple, de réaménagement du territoire d’une réforme cadastrale, de création de richesses et d’opportunités, d’accès pour tous à une éducation et à des soins de santé  de qualité, de sécurité, de lutte contre la mentalité rentière et pour la création de l’esprit entrepreneurial – dont les coopératives- chez les jeunes et les femmes, enfin du dépoussiérage de la Constitution selon la procédure exigée par cette dernière, etc…

Bien entendu le Pacte ouvre la voie au dialogue national et de fait, ne peut pas être un catalogue de solutions toutes faites. Il ne pourra pas résoudre tous les problèmes et ne peut pas non plus imposer les voies et moyens pour tout faire. Chaque sensibilité politique gardera le choix des politiques conformes à ses convictions pourvu que l’objectif reste le même : le respect des principes élémentaires de bonne gouvernance et de la règle de droit, la prise en compte des intérêts de tous les Haïtiens généralement quelconques. Dès que tous se mettront d’accord sur la démarche, il faudra élaborer un document de procédure pour la conduite des travaux et pour l’adoption du pacte.      Une fois le Pacte voté, il serait judicieux de constituer un observatoire de sa mise en œuvre, question de rappeler à l’ordre tous ceux qui voudraient s’en écarter ou l’ignorer. De notre point de vue le regroupement d’églises « Religions pour la Paix » est déjà tout désigné en la circonstance si, bien entendu, les autres n’y voient pas d’inconvénients.

Serge Gilles, Ancien Sénateur de la République

Conseiller Spécial du PFSDH

Pétion-Ville le 20 mai 2019                        

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